Roman la galette de goumeau

Texte de Désiré Boulet




Chapitre Cinquième - Pour un ailleurs

 

Pierre regarde son troupeau s'éloigner et avec lui sa condition de paysan dans laquelle il croyait passer le reste de sa vie. Annette est à ses côtés et pleure le départ de ces bêtes aux quelles elle s'était attachée. La Lucette avance en tête et tourne son mufle rose dans leur direction, ses gros yeux marrons habituellement inexpressifs semblent leur adresser une ultime interrogation. Puis, ne trouvant pas de réponse, elle se détourne et reprend son chemin, guidée par son nouveau propriétaire.

Ils restent là jusqu'à ce que la dernière vache disparaisse dans un repli du vallon. Annette vient se blottir dans les bras de son père comme pour retenir les ultimes lambeaux d'une vie qui s'en va.

- Pourquoi ? lui dit-elle.

- On avait besoin d'argent pour s'installer chez-nous. La ferme nous donnait beaucoup de travail et rapportait peu. En ville on pourra travailler sans se soucier du mauvais temps ou de l'heure de la traite. De plus vous n'aurez plus cet interminable trajet à faire pour la moindre course. Tu verras, nous vivrons mieux.

Séchant ses larmes, Annette s'écarte de son père et retourne à la ferme désormais silencieuse pour y préparer leur dernier repas. Demain à l'aube ils chargeront leurs meubles sur la charrette et emménageront dans un des immeubles de la rue du progrès. Une grande cuisine et deux chambres au troisième étage. C'est tout ce que Nicolas leur a trouvé en raison de la pénurie de logements causée par l'afflux des immigrants. Annette n'aura plus à entretenir la grande maison qui résonnait de leurs rires.

De retour dans la cuisine elle regarde la pendule peinte que sa mère avait apportée de sa Franche Comté natale. Elle et partie et pourtant son balancier est comme un cœur qui bat toujours pour eux. Demain ils devront l'arrêter, ce sera comme une petite mort. Elle se promet que ce sera la première chose qui sera installée dans leur nouveau logis où son cœur battra à nouveau.

- Qu'est-ce que tu fais ? dit son père en entrant

- Je regardais l'horloge de maman.

- Elle l'aimait beaucoup, c'était celle de sa mère.

- Je pourrai l'avoir plus tard ?

- Je pense qu'elle l'aurait voulu ainsi. Mets la table, il est huit heures, les grands ne vont pas tarder.

S'arrachant de sa rêverie Annette mets les couverts de fête pour leur dernière soirée à la ferme. Il y a de la viande au menu car la volaille a été abattue et en partie vendue a un épicier de la grand'rue [9]. C'est Claude qui arrive le premier. Depuis sa déception concernant sa carrière militaire, il est devenu taciturne et ronge son frein en attendant le grand jour de ses seize ans. Ne désirant pas faire carrière dans l'horlogerie, il se contente de faire son apprentissage de graveur sans y apporter plus d'intérêt que nécessaire. Il se contente de reproduire les modèles contrairement à son frère François dont le maître apprécie son application et son originalité. On commence même à dire qu'il est fait pour ce métier. Fidèle à son habitude, il arrive en retard à cause d'une pièce à finir. Enfin réunis, ils se retrouvent autour de la table, conscient du tournant que vient de prendre leurs vies. De paysans ils deviennent citadins-ouvriers, absorbés comme tant d'autres, par une ville qui grandit de jour en jour.

François récite le bénédicité puis Anne leur sert la poule au pot qu'elle a cuisinée avec les conseils de la Mère Paillard. Cette dernière vient souvent les voir depuis la mort de leur mère. L'accusation de Paul semble l'avoir affectée à un point tel qu'elle ne sait quoi faire pour les aider.

Pendant le repas François raconte sa journée et ses démêlées avec un vieux graveur qui n'apprécie pas ce jeunot qui veut " dévorer le monde ".

- Qui sait comment tu seras à son âge ? dit son père. Quand ta vue sera trouble et ta main moins sûre. Sois un peu plus patient et écoute ses conseils. Il a derrière lui toute une vie de labeur et mérite ton respect. Si tu es là aujourd'hui, c'est un peu grâce à lui. François écoute ces dernières paroles et reste songeur.

- J'espère que vous avez demandé votre journée de demain, continue le père. Il faudra tout vider pour que Madame Kuntz récupère la ferme comme elle nous l'a donnée, c'est à dire vide. Je ne veux pas qu'elle récupère quoi que ce soit, quitte à tout brûler. Elle a trop fait souffrir Marie avec sa méchanceté.

Puis regardant l'horloge,

- Onze heures, tous au lit car demain je vous lève à cinq heures.

 

Au même moment Paul est dans sa chambre, il ne sait rien des projets de déménagement de sa famille. Il apprend une liste de noms d'outils que Monsieur Ribert lui fera réciter le lendemain matin. Cela fait déjà un mois qu'il est arrivé mais cela lui semble une éternité tant il a vu et fait des choses nouvelles. Pour l'instant il n'a pas eu accès aux livres de la bibliothèque, " d'abord la technique " a dit son maître, " pour l'esprit on verra plus tard ". Bien plus tard se dit Paul, tant la tâche lui paraît immense.

Le maître lui a prêté un ouvrage technique intitulé " Histoire de la Mesure du Temps par les Horloges " écrit par Ferdinand Berthoud [10]. Il n'a pas encore ouvert le premier tome mais Alphonse lui a dit plein d'admiration que Berthoud avait participé à l'encyclopédie de Diderot. Devant l'incrédulité de Paul et réalisant son manque de discernement il ajoute :

- L'encyclopédie est un ouvrage qui contient toutes les connaissances humaines d'une époque. Berthoud a donc écrit un chapitre sur l'horlogerie dans l'encyclopédie de Diderot.

Toute la connaissance serait donc dans ce livre ? Plein d'espoir il imagine sa quête de connaissance bientôt terminée. Cette encyclopédie serait-elle la clé du bonheur ?

Une fois sa leçon apprise, il s'empare du premier tom et regarde longuement les planches détaillées à l'usage des horlogers. Au bout d'un heure d'attention soutenue, épuisé, il finit par s'endormir à même le livre.

Au petit matin toute la famille Jacquet est à l'œuvre pour préparer leur déménagement. Nicolas est venu pour les aider ainsi que La Mère paillard et Monsieur Montandon avec sa charrette. Les deux voitures ont tôt fait d'être remplies avec les meubles. Les chevaux attendent le bon vouloir des hommes en broutant l'herbe tendre du bord du chemin. Tout ce qui n'a pas été chargé ou donné aux voisins est mis en tas au milieu de la cour pour y être brûlé. La consigne a été respectée avec tant de zèle que le tas fait bientôt plusieurs mètres de haut.

Une fois la ferme vidée, le père met lui même le feu à ce mélange hétéroclite de meubles cassés, de foin humide, d'outils usagés, de tonneaux éventrés et de bûches vermoulues. La symbolique de ce geste n'échappe à personne, rien ne doit rester, tout est à recommencer. Le feu prend rapidement et le panache de fumée s'élève si haut dans le ciel limpide qu'on le voit à des lieues à la ronde. Annette voit arriver au loin le landeau de la propriétaire, Madame Kuntz, en compagnie de la voiture des pompiers qu'elle a rameuté en croyant sa ferme en flamme. A mi-chemin ces derniers s'arrêtent en constatant la méprise et tournent bride non sans avoir rabroué vertement cette folle qui voit des incendie partout.

Elle continue donc seule la route et arrive à la ferme au petit trot. Dans les rangs des déménageurs l'hilarité a fait place à la surprise.

- Je ne vous permets pas ! dit-elle d'un air pincé.

- Pour qui nous prenez-vous, des incendiaires ? lui rétorque Pierre.

- Ca s'est déjà vu, des locataires indélicats…

- Vous nous prêtez bien des bassesses. Nous avons été tout sauf indélicats, surtout ma femme qui supportait vos discours sans rien dire.

- Vous n'êtes que des ingrats, moi qui vous ai accueilli dans ma ferme et me suis contentée de si maigres revenus.

- De si maigres revenus ?! C'est pourtant vous qui en aviez la plus grosse part à toujours venir réclamer sans respecter les quotas. Maintenant c'est bien fini, il vous faudra trouver d'autres esclaves. Je vous rends votre bien telle que vous nous l'avez loué, sans rien ! De la fumée et les cendres, c'est tout ce que vous aurez.

- Je ferai venir l'huissier et gare à vous s'il constate des dégâts.

- Il n'y a pas de dégâts, c'est même mieux qu'avant lorsque le toit fuyait et l'humidité rongeait les murs. Par précaution j'ai moi-même fait passer un huissier hier, tout est noté là, lui dit-il en exhibant un document tamponné. Gare à vous si l'envie vous prenait de me chercher des histoires.

- Vous me croyez tordue à ce point ?

- Oui, je le crois. Sous votre apparence serviable, vous cachez une jalousie et une rancœur que je ne m'explique pas. Mes parents ont -ils été si durs avec vous pour que vous vous vengiez encore sur nous aujourd'hui ?

- Vous vous faites des idées, je n'ai jamais rien eu contre vos parents, dit-elle fièrement à l'attention de tous ceux qui sont présents.

- Dans ce cas nous n'avons plus rien à nous dire, dit Pierre. Tenez, voilà vos clés et que nos chemins ne se croisent plus.

Lui arrachant les clés des mains elle s'éloigne et rentre dans la maison pour laisser éclater sa colère à l'abri des regards.

- Il me le paiera, il me le paiera dit-elle frappant de ses poings à en saigner le mur blanchi à la chaux. Elle n'avait rien à reprocher aux parents Jacquets, elle n'avait pas menti. Mais à lui, lui qui ne l'avait jamais regardée, qui préférait les putains à une honnête fille dont le cœur ne battait pour lui. Elle l'avait aimé plus que les mots ne sauraient le dire, mais petit à petit son amour s'était mué en haine devant son indifférence et sa suffisance de fils de riche. Elle avait longuement préparé sa vengeance. Grâce à son mariage avec un homme riche mais aussi plus âgé qu'elle, elle avait racheté une partie des biens des Jacquets lors de leur faillite. La maison lui avait échappée, mais les fermages et les métairies lui appartenaient désormais. Ca n'avait été qu'un jeu d'enfant de convaincre la belle, la gentille Marie de venir habiter à La Joux-Perret, elle qui venait de la campagne et qui n'aimait pas la ville. Aveuglé par son amour, Pierre l'avait suivie et ne s'était pas méfié. Quelle ne fût pas sa joie lorsqu'ils vinrent s'installer dans son piège. Elle le tenait enfin et allait l'étrangler petit à petit sous ses airs condescendants et ses exigences démesurées. Elle le revoit encore le dos au mur le jour où elle le menaça de le jeter à la rue avec sa famille. Il était à sa merci et ne résistait même plus, sa victoire devenait insipide au point où elle n'éprouvait presque plus de plaisir à le tourmenter. Mais à présent sa haine était de retour, elle retrouvait goût à la vie. Il lui avait à nouveau échappé et elle n'aurait de cesse de le poursuivre pour le harceler à nouveau.

Loin de ces sombres dessins, Pierre et sa famille ont pris la route de la Chaux (comme les habitants se plaisent à la surnommer). Déjà le soleil est au zénith et l'animation des rues est à son comble car c'est la débauche de midi. Se faufilant avec difficulté au au beau milieu des véhicules et des piétons qui envahissent la chaussée, les deux charrettes arrivent enfin à destination.

L'immeuble est de construction récente, deux cages d'escaliers desservent les quatre étages d'appartements. Des locataires penchés aux fenêtres les regardent avec curiosité. Nicolas est déjà arrivé et leur fait des signes par la fenêtre du troisième :

- C'est ici ! Venez voir comme vous serez bien.

- Allez-y les enfants, moi je reste ici pour garder les affaires, dit le père.

Annette est ses deux frères montent quatre à quatre les escaliers pour découvrir leur nouveau logement. Ce qui les frappe en premier est la clarté de chaque pièce. Fini les petites ouvertures et la noirceur des boiseries sans âge de la ferme. Ici tout est neuf et baigne dans une lumière mordorée. Annette, en ménagère accomplie, fait le tour des pièces et dispose dans sa tête le mobilier qui attends d'être déchargé.

- Ici je mettrai l'horloge, à côté de la cheminée. Là ce sera la table tournée vers les fenêtres, comme ça on verra dehors lorsque l'on sera assis...

François et Claude l'écoutent mais la maison leur importe peu. Ils sont maintenant en ville et vont pouvoir y goûter tout leur soul. Fini les longues marches dans la noirceur des nuits sans lune avec pour seule guide une lampe tremblotante qui s'éteint à chaque souffle d'air.

Les arrachant à leurs pensées, Nicolas les invite à redescendre.

- Au travail, vous aurez tout le temps de faire le tour.

- Vous montez l'horloge en premier ! Leur crie Annette qui a pris possession des lieux et a bien l'intention de tout faire ranger à son idée. Les meubles ont tôt fait d'être montés par les bras vigoureux habitués aux travaux des champs. Au bout de deux heures Annette peut installer la table dans la cuisine pour les hommes qui commencent à être affamés. Elle découpe le poulet froid qu'il dévorent entre deux tranches épaisses de pain noir. Le tout arrosé par le vin que Nicolas a apporté pour cette occasion.

- A votre nouvelle maison, puisse le diable emporter la Mère Kuntz ! dit-il en portant un toast.

Annette se signe à l'évocation du Malin.

- Tu as peur du Diable ? lui demande Nicolas. Laisse tomber ces superstitions ridicules, ici c'est la ville du progrès. Il n'y a plus ni dieu ni diable, seulement le travail. Notre libération nous la devrons à nos bras, pas à nos prières. Tu verras, ici le pasteur est plus tolérant que dans vos campagnes.

- N'empêche que je me signerai à l'évocation du Diable si ça me fait plaisir ! maman le faisait et sa mère avant elle.

- Fais ce que tu veux, mais tu ne m'empêcheras pas de penser que c'est que superstition et bondieuserie. Bon alors, on le boit ce coup, dit-il en s'adressant à la tablée. Chacun porte son verre à la bouche et boit le gros rouge qui racle la gorge. Claude surpris par le rugueux breuvage tousse et manque de s'étouffer.

- C'est pas du vin de femmelette, tu verras à la deuxième gorgée ça ira mieux. Annette n'a pas attendu le conseil pour se méfier et à simplement trempé ses lèvres. Pour elle la journée n'est pas terminée, il va falloir qu'elle déballe tous les paniers de vaisselle et de linge. La cloche de dix heures a sonné depuis longtemps lorsque Nicolas s'en va enfin. Tout le monde se couche satisfait, certains exténués, d'autre passablement éméchés.

Le lendemain Annette passe voir Paul pour lui faire la surprise. Ce dernier vient de réciter sa leçon à Maître Ribert et est occupé à polir une délicate pièce d'échappement. Avec le Départ d'Etienne à Neuchâtel, c'est lui qui se déplace pour accueillir les visiteurs. Il est étonné et même inquiet de sa visite impromptue.

- Bonjour Annette, qu'est-ce qu'il y a ?

- J'ai une grande nouvelle à t'annoncer ! Nous avons déménagé hier. Nous habitons maintenant à quelques pâtés de maison d'ici, rue du progrès.

- Je pourrai habiter avec vous ? dit-il plein d'espoir.

- Hélas non, l'appartement est trop petit. Nous n'avons que deux chambres, papa est même obligé de dormir dans la cuisine. Comme c'est lui qui se lève le premier c'est plus facile. Déçu, Paul regrette ce déménagement qui ne lui apporte par grand chose. Comment allait-il revoir Adèle, ? Il lui avait promis de passer tous les dimanches, une promesse qu'il serait bien incapable de tenir à présent.

- Et les vaches ?

- Vendues, c'est un fermier des bulles qui les a achetées.

Une journée de travail et quelques mots sur un contrat avaient suffi pour que tout son monde s'écroule. Fini les balades sur la route des crêtes au crépuscule, fini l'odeur du foin coupé lorsqu'il s'endormait, fini le son des cloches du troupeau au réveil. Sa vie de sauvageon, d'enfant des champs faisait maintenant partie du passé. Rien ne serait plus désormais comme avant.

- Tu es déçu ? Lui demande Annette.

- Oui, mais vous serez mieux en ville. Papa pourra trouver du travail plus facilement. Et le cheval ?

- Papa l'a gardé, il veut faire livreur indépendant. Je crois qu'il a un contrat avec le marchand d'eau [10].

- Qui est-ce ? demande une voix venant de l'étage.

- C'est ma sœur Monsieur Ribert.

- Ne tarde pas trop, j'ai besoin de la roue que tu es en train de préparer.

- Je te laisse, dit Annette. Tu lui demanderas si tu peux venir nous voir ce soir, nous sommes au numéro 25, au troisième étage gauche. Elle lui dépose un baiser sur la joue et repart comme elle es venue avant de disparaît dans la foule des coursiers. Paul remonte à l'atelier où l'attend son ouvrage.

- Qu'est-ce qu'elle voulait ? demande le Maître .

- Elle venait m'annoncer qu'ils ont déménagé rue du progrès.

- Ils ont rendu la ferme ?

- Oui.

- Je ne sais pas s'ils ont eu raison, la nourriture est très chère ici. Ils auraient dû la garder. Enfin, c'est leurs affaires. Cela ne change en rien les termes du contrat, tu dormiras toujours ici.

- Justement, elle m'a demandé de passer les voir ce soir pour visiter leur nouvelle maison.

Est-ce que vous m'autorisez à y aller ?

- Un contrat est un contrat, tu iras samedi soir comme c'est prévu, dit-il en ne se détournant pas de son travail. Paul déçu s'en retourne à son établi pour ruminer sa rancœur. Voyant l'attitude bloquée de son apprenti, Maître Ribert explique sa décision.

- Je veux que tu sois en forme demain matin car nous partons à l'aube. Je vais t'amener chez mon fournisseur de boites. Tu dois apprendre à reconnaître les montages de qualité. Et puis nous sommes jeudi, tu n'auras pas longtemps à attendre, finit-il pas conclure.

- Le monteur de boite ?! dit Paul en réalisant tout à coup, celui qui est à Neuchâtel !!

- Oui, je n'en ai qu'un.

- Vous allez m'emmener à Neuchâtel ?

- Oui, et arrête de sauter comme ça, nous n'allons pas en Amérique.

- C'est que je ne suis jamais allé à la capitale, à vrai dire je ne suis jamais allé plus loin que Saint Imier.

- Et bien il faut un début à tout, tu verras on s'y fait très vite. Ma pièce est-elle prête ? Revenant de sa joie spontanée, Paul lui apporte la roue d'échappement destinée à un chronomètre de marine. Prenant délicatement la minuscule pièce avec une pince, le maître la place sous sa loupe à pied.

- Bien, tu fais des progrès mais il te manque encore un peu de pratique. Tu vois les extrémités arrondies, ce sont elles qui coulissent dans le cylindre. Le moindre défaut et le mécanisme aura du retard. Ce qui serait acceptable pour une montre bon marché est intolérable pour un capitaine de navire qui fait le point au beau milieu de l'Atlantique. Repasse un soupçon de polissage fin sur ces partie et ce sera parfait. Paul reprend la pièce dorée et s'applique à la rendre lisse au point qu'elle accroche la lumière du soleil couchant.

- Parfait Paul, tu as fait exactement ce que je voulais. Regarde-moi maintenant. Prenant la délicate roue, il l'introduit dans l'assemblage complexe fait de platines, de pignons minuscules, de ressorts et de rubis rouges comme des gouttelettes de sang. Une fois la dernière vis serrée, il remonte le ressort et libère les oscillations. Le résultat du travail de centaines de mains est devant leurs yeux, battant d'une vie propre. Paul avait entendu Etienne dire que Voltaire avait appelé Dieu " le grand horloger ". Il mesure maintenant toute la signification de cette comparaison. Et si donner la vie à une mécanique sans âme était aussi du domaine Divin ? S'interroge-t-il. L'homme dans ses œuvres pourrait-il égaler son créateur ? Chassant ces idées blasphématoires il revient à la mécanique dont le Maître règle le tourbillon [11].

- Bon, ce sera tout pour aujourd'hui, je te montrerai les derniers réglages lundi.

Le lendemain il est réveillé par Louise qui lui apporte son petit déjeuner au lit.

- Chut ! Lui dit-elle, faut pas le dire à Monsieur Ribert, il n'aimerait pas que je vienne t'apporter ton déjeuner au lit. Il dit que ça ramollit les gens. Ce sera un secret entre nous deux. Surpris par tant de gentillesse, il se redresse de manière à ce qu'elle dépose le plateau sur ses genoux.

- Merci Louise, t'es comme une maman pour moi. La mienne n'a jamais eu le temps de me l'apporter à cause du travail de la ferme. Même quand j'étais malade, c'était ma sœur Annette qui le faisait.

- Tu sais moi je n'ai jamais eu la chance d'être maman, alors je profite des petits orphelins comme toi pour donner l'amour que j'ai en trop. Comme on dit chez-moi, deux boiteux marchent droit s'il se donnent le bras. Riant de ce proverbe à la simplicité populaire elle exécute un tour de la chambre en boitant pour revenir lui faire une bise sur la joue.

- Bonne journée petit Paul., dépêche-toi de descendre, j'ai entendu Monsieur Ribert se préparer.

Confortablement installé, Paul a tôt fait de dévorer les tartines de confiture et de boire le grand bol de lait chaud sous le regard attendri de Louise qui l'observe sans rien dire.

- La belle affaire, c'est que tu avais faim ! Redonne-moi le plateau que je le redescendre à la cuisine et habille toi vite, je crois que vous prenez le coche de six heures.

En prévision de sa première visite à Neuchâtel Paul a rangé ses vêtement sur le dossier de l'unique chaise de sa chambre. Il a préparé pour cette occasion sa chemise blanche avec son pantalon noir qu'on lui a acheté pour l'enterrement de sa mère ainsi que la veste à boutons de son frère Claude. Au-dessous brillent le cuir de ses galoches neuves, les anciennes étant devenue trop petites pour lui. Son père les a achetées chez le cordonnier avec sa première paye de livreur d'eau.

Ainsi habillé il descend dans la cuisine sous le regard attentif de Louise qui l'attend au bas de l'escalier.

- Un vrai jeune homme ! Pour fêter cette occasion, je t'ai acheté une casquette à rayures. Dit-elle en la sortant un paquet du placard. Paul écarquille les yeux, surpris par ce cadeau inattendu.

- J'au vu que tu la dévorais des yeux lorsque nous sommes passés devant le chapelier. je crois qu'elle est en toile de Berne, c'est la mode là bas.

- Oh ! Merci Louise, je ne pouvais pas me l'acheter, dit-il en se jetant dans ses bras pour l'embrasser.

- C'est rien, c'est rien, ça me fait plaisir, dit-elle avec un trémolo dans la voix. Maître Ribert arrive à cet instant et regarde l'effusion avec un sourire.

- Eh bien Louise, on gâte mon apprenti ? Continuez comme ça et il ne fera plus rien.

- Arrêtez Monsieur Ribert, c'est normal que je le gâte un peu, vous êtes trop dur avec lui.

- J'en fais un homme voilà tout.

- Et bien moi j'en ferai un homme sensible, surenchérit Louise, c'est bien ça qui vous manque à vous autres.

- Je vois que nous sommes d'accord, on peut y aller maintenant ? le coche n'attendra pas.

Dehors les premières lueurs de l'aube découpent en clair obscure les crêtes qui bordent la vallée. Des ombres se croisent dans la pénombre du petit matin, certaines pour aller se coucher et d'autre pour embaucher. Le pied de Paul heurte une bouteille et l'envoie rouler quelques mètres plus loin. Le bruit se répercute sur les façades alignées et trouble les bruits feutrés du matin. A quelques pas de là un corps étendu sur le trottoir leur barre le passage, probablement le propriétaire de la bouteille qui ronfle comme un sonneur. Maître Ribert le considère en hochant la tête :

- Et après on dira que l'on ne doit pas donner d'argent aux pauvres. C'est à cause des ces ivrognes que l'on entend des bêtises pareilles. Aller, debout dit-il à l'endormi en le secouant du pied. Le ronflement interrompu se transforme en borborygme glaireux, puis en quinte toux .

- Debout ! insiste Ribert, les hommes ne dorment pas comme des chiens sur le trottoir.

- Qu'est-ce que ça peut bien vous faire, lui répond l'autre avec un accent Français.

- Ca me fait que vous ne donnez pas l'exemple à mon apprenti.

- Il en verra d'autres, dit-il en se levant péniblement. L'homme, une fois déplié, est grand et dépasse Maître Ribert de la tête et des épaules. Sûr de sa force il se tourne vers le redresseur de torts.

- Vous avez de la chance d'être avec un enfant, j'en ai ratatiné pour moins que ça.

- A mon âge je ne laisse plus impressionner, lui répond Ribert. Un mot de moi et vous êtes reconduit à la frontière. Alors rentrez chez vous et ne faites pas d'histoire. Le ton autoritaire et sans appel en impose au colosse qui ne sait plus comment se comporter. Préférant la prudence, il s'éloigne en traversant la rue pour rejoindre ses emblables et crache ostensiblement dans un ultime défi.

- Tu vois Paul, la force ou le talent ne suffisent pas pour réussir, il faut de la volonté et de la détermination. L'alcool en fait une race d'esclaves, dit-il en désignant des ombres qui errent sur le trottoir d'en face. Bon, assez perdu de temps, nous allons rater le coche pour le coup. Hâtant le pas ils arrivent en vue du relais à l'instant où le cocher commence à fermer les portes de la voiture à double compartiment.

- Attendez ! crie Ribert.

- Trop tard, c'est complet, lui répond le postier.

Ils arrivent en courant devant les marchepieds de la voiture déjà bondée.

- Tenez, voici mes billets.

- Ne vous voyant pas arriver j'ai donné vos places à d'autres, fallait venir plus tôt.

- Vous n'aviez pas à les donner, j'ai payé ces places. Après quelques échanges et voyant son affaire mal engagée le cocher finit par leur proposer une place à côté de lui sur la banquette.

- Je veux bien m'asseoir à côté de vous à l'avant, mais le gamin reste à l'intérieur, dit Ribert.

- Ca devrait pouvoir s'arranger, dit-il après avoir considéré Paul. Viens avec moi. Ouvrant la porte arrière :

- Poussez-vous un peu Messieurs-dames, y'a un loustic à qui il va falloir faire de la place. Les passagers déjà serrés les uns contre les autres et ayant entendu la conversation rouspètent chacun à leur manière :

- Z'avez qu'à pas arriver en retard, y'a plus de place ici, allez dans le compartiment avant.

- Non, c'est ici qu'il y a le plus de place. Allez, serrez-vous à droite.

Devant leurs faibles efforts pour se serrer, le cocher ajoute :

- Nous ne partirons pas tant que le gamin ne sera pas monté. Les trois intéressés, tancés par les autres passagers, finissent par dégager un petit bout de banquette où Paul parvient à s'installer. Le cocher claque la porte en bois et Paul se retrouve écrasé sur le montant de bois au milieu des odeurs de transpiration et de parfums lourds. Une grosse dame portant un chapeau emplumé lui fait face et respire ostensiblement l'air frais par la fenêtre entrebâillée. A ses pieds sont posés des cartons recouverts de tissus indiens, trop fragiles pour être mis sur le toit. Chaque voyageur a ainsi envahi l'espace de sorte que personne ne peut allonger ses jambes. Un claquement sec des rennes sur le flanc des chevaux donne le signal du départ. Tout ce monde entassé commence à se serrer à tour de rôle au rythme des balancements de la voiture qui prend de la vitesse.

Le bercement de l'habitacle suspendu et une nuit trop courte ont tôt fait d'assoupir les énervés. Paul s'endort dans la chaleur rassurante des corps qui l'entourent.

- Neuchâtel, tout le monde descend ! dit le cocher en ouvrant la porte. Il fait maintenant grand soleil et l'air frais chasse les miasmes du voyage. La grosse dame faisant face à Paul se lève la première en entraînant tous ses cartons vers la sortie. Son imposant postérieur peinant à passer par la petite porte du compartiment, son voisin l'aide maladroitement en la poussant avec son épaule. Le cocher tirant de son côté, ils finissent par l'extraire et elle tombe dans les bras du cocher qui s'affale sous le poids. L'événement semble assez fréquent pour que personne ne s'en formalise. Seul Paul sourit de la scène, s'attirant au passage le regard courroucé du pousseur qui semble êtreaussi son mari. La dame se relève fièrement et époussette sa robe froissée par le voyage et son atterrissage.

Paul est le dernier à descendre alors que tout le monde commence à s'égayer dans la ville. Il rejoint Maître Ribert qui l'attend en regardant la vitrine d'un bourrelier faisant face aux écuries. Il regarde les longes décorées et les selles de monte ovragées.

- Mon père était bourrelier, j'ai grandi dans les odeurs de cuir et de tannage. C'était impensable à l'époque que je devienne horloger. Le métier des parents c'est comme un héritage, pas facile d'en sortir. Il a fallu une épidémie de choléra où j'ai perdu toute ma famille pour que le sort en décide autrement.

C'est mon oncle qui m'a recueilli et amené à Neuchâtel lorsque j'avais ton âge. Sans ce drame j'aurai probablement une boutique comme celle-là bas en Bavière. Aller, viens la fabrique est juste à côté.

Longeant le quai au bord du lac, Paul découvre pour la première fois les barques immenses utilisées pour le transport du fret. Equipées de voiles et de rames, certaines sont attachées ensemble et tirées par des bateaux à aubes dont la fumée envahit le ciel. C'est la première fois qu'il voit des bateaux à vapeur autrement qu'en reproduction. Les panaches noirs vomis par les cheminées cachent le soleil et trahissent toute la fureur enfermée dans les chaudières. Leur puissance est sans commune mesure avec les petites machines utilisées dans les fabriques du Grand Village. C'est le diable lui même que l'on a enfermé à l'intérieur disent les âmes simples. Paul ne croit pas à ces superstitions mais demeure impressionné par le talent des hommes à maîtriser une telles furies.

Blasé Maître Ribert ne prête pas attention à l'agitation du port et marche devant Paul . Ce dernier doit parfois courir pour le rattraper avant de se laisser à nouveau distancer à cause d'une machine inconnue, d'un objet étrange, d'un mot ou d'un regard. Des enfants jouent en quête de petits boulots parmi les caisses de poissons, les cargaisons en transit et les filets tendus. Paul aimerait bien jouer avec eux, mais Maître Ribert à déjà tourné au coin d'un entrepôt et il doit se hâter pour ne pas le perdre. Ils longent maintenant une rue étroite bordée de hauts murs gris. L'endroit est sombre et la chaleur du soleil peine à faire évaporer les flaques d'eau de la pluie du matin.

- C'est un endroit où il ne faut pas traîner le soir, dit Ribert. C'est la rue de la contrebande. Tous les vauriens et les filles de mauvaise vie se retrouvent ici pour leur affaires. C'est pas un endroit pour les honnêtes gens. Je n'aime pas y passer mais c'est un raccourci.

Arrivé à l'extrémité de la ruelle le soleil brille à nouveau.

- Voilà, nous sommes presque arrivés. C'est l'enseigne que tu vois là bas sur ce grand bâtiment blanc. "Amouy et Calame, boites de montres de luxe".

Arrivé devant la porte à barreaux ouvragés, Ribert tire la poignée de la sonnette et attend qu'on vienne lui ouvrir. Au bout de quelques instants un homme vêtu d'un costume à gilet et à l'aspect sévère vient leur ouvrir.

- Bonjour Messieurs, que puis-je pour vous ? dit-il dans un Français châtier.

- Je suis Monsieur Ribert, Maître horloger à la Chaux-de-Fonds. J'ai rendez-vous avec Monsieur Amouy.

- Je vous demande de patienter quelques instants, dit-il en refermant la porte sans les faire entrer. Voyant l'étonnement de Paul devant ce comportement peu courant et même vexant. Ribert le rassure :

- Ne t'inquiète pas, ce n'est que de la prudence de sa part. Cet homme est un gardien probablement armé dont le rôle est de contrôler les visiteurs. Ces précautions sont indispensable car il y a ici suffisamment d'or et de métaux précieux pour attiser bien des convoitises.

La porte s'ouvre de nouveau et le cerbère réapparaît pour laisser la place à un petit bonhomme jovial à la jaquette et aux favoris impeccablement taillés.

- Charles ! Ca me fait plaisir de te revoir, dit-il en l'accueillant les bras ouverts. Tu as l'air en pleine forme.

Comment va ton fils ?

- Mon fils va bien, il habite ici maintenant. Je lui ai trouvé un emploi chez maître Ricou, le notaire.

- Cachottier, toujours à vouloir te débrouiller tout seul. Tu aurais dû m'en parler, je me serai arrangé pour qu'il aille dans la plus grande étude de la ville. En tout cas dis lui de venir me voir à la maison un de ces soirs, ma femme sera contente de le revoir. Qui est ce jeune homme ?

- C'est mon nouvel apprenti, Paul Jacquet.

- J'espère qu'il n'est pas trop dur avec toi ? dit-il à l'attention de Paul.

- Non, répond timidement ce dernier.

- C'est que je le connais Charles, dur avec lui et dur avec les autres. Tu verras, c'est pour ton bien. Entrez, entrez, vous n'allez pas rester dans la rue, dit-il en s'effaçant. Ribert et Paul passent devant le gardien dont la roideur tranche avec l'affabilité de Monsieur Amouy. La porte est fermée à double tour derrière eux sous le regard satisfait de leur ôte.

- On fait très attention en ce moment, Swedenborg a été attaqué dit-il à l'attention de Ribert. Ils ont tout pris jusqu'à la poudre de diamant. C'est un coup dur pour la profession, c'est le deuxième boîtier qui se fait attaquer. Les banquiers commencent à nous demander des protections supplémentaires. Je serai bientôt obligé d'avoir deux gardiens. Mes coûts vont s'envoler. Venez dans mon bureau nous serons mieux.

Une fois installés confortablement dans des fauteuils anglais ils reprennent la conversation commencée dans l'entrée de la fabrique.

- Revenons à notre affaire, j'ai lu ta lettre mais je voudrai être bien sûr de ta demande. Tu veux dix boîtiers étanches et résistants à la pression et à l'eau de mer pour des chronomètres de marine, c'est bien ça ?

- Exactement, j'ai une commande pour la marine de guerre Allemande. Il leur faut du matériel qui résiste à toutes les conditions, même une immersion prolongée sous dix mètres d'eau salée. Et je veux que ce soit parfait.

- Comme d'habitude. J'ai un modèle à te proposer, je crois que nous sommes les seuls à le faire… S'en suivent des explications techniques que Paul ne comprend qu'à moitié. Le bureau est luxueux en comparaison de celui de maître Ribert. Ici pas d'étagères poussiéreuses chargées de livres ni de fauteuil bancal. Les murs sont habillées de panneaux à médaillons en bois exotique. Sur la cheminée trône une statue de bronze signée à la cire perdue. Une superbe horloge renaissance lui fait face sur un petit guéridon marqueté qu'encadre deux grande fenêtres donnant sur la rue. Les meubles et le parquet sentent l'encaustique. Tout respire l'aisance et le goût des belles choses. Paul découvre cet univers du luxe et s'y sent bien.

 

[8] Aujourd'hui appelée rue Léopold-robert.

[9] Ferdinand Berthoud, Horloger et mécanicien suisse (Plancemont, Neuchâtel, 1727 - Groslay, 1807). Installé à Paris (1745), il inventa, en 1768, l'horloge marine pour la vérification de la longitude en mer. (Académie des sciences, 1795.)

[10] A cette époque la ville n'a pas l'eau courante. L'eau de pluie ou de la fonte des neiges est recueillie dans des citernes pour la lessive et la toilette. L'eau potable est acheminée par voiture à cheval depuis la Reuse ou le Doubs.

[11] Dispositif imaginé par Abraham-Louis Breguet en 1798 pour annuler les écarts de marche dans les positions verticales. Ce mécanisme délicat et compliqué compte parmi les combinaisons mécaniques les plus ingénieuses de l'horlogerie.